Distorsions

Jaeraymie est un artiste parisien spécialisé dans la technique du collage de rue travaillant depuis deux ans sur un projet politique avec son équipe. Dans cette société où la notion de vivre ensemble devient une utopie, Jaeraymie a un sentiment d’injustice à chaque agression envers une communauté, une minorité ou un groupe d’individus stigmatisés. A l’approche des élections présidentielles, il a donc créé une réalité alternative où les hommes politiques apparaissent comme les victimes de leurs propos.

« Distorsions » est une série de six peintures originales que Jaeraymie a réalisé à l’huile. Elles représentent six personnalités politiques françaises portraiturées avec les attributs symboliques des propos stigmatisants qu’ils ont prononcés. Ces portraits ont été collés sous cadre, dans la rue, dans les villes où elles font le plus sens. Sous chaque portrait, un carton explicatif met en perspective la distorsion picturale, avec une phrase choc ayant réellement été prononcée par la personnalité représentée.

Dès Novembre 2021, j'ai suivi suis l’équipe de « Distorsions » à travers la France pour documenter le travail que Jaeraymie et son équipe ont menés, de la création des peintures jusqu’aux collages et aux réactions des citoyens rencontrés. J'ai choisi de documenter l'instinct, la volonté, la lutte sans fin en quête de création et de changement que ces artistes ont menée. Leurs aliénations, leurs fragmentations, ainsi que leurs espoirs, dans un monde qui nous discrédite, nous et nos semblables. Cet espace inexistant où nos silhouettes tentent de s'intégrer. Où nos esprits tentent de s'adapter.

Journal de Bord

  • J'ai rencontré Jaeraymie en novembre 2021. Je venais d'arriver à Paris afin de poursuivre mon master en photo documentaire, et recherchais alors des artistes en création à photographier. Son travail sur les expressions idiomatiques me parlait. Je l'ai donc approché via Instagram de la manière la plus banale qu'il soit. Il m'a répondu qu'il travaillait sur un projet qu'il ne voulait pas ébruiter pour le moment, mais que j'étais libre de passer voir son travail dans son atelier si je le désirais.

    Le vendredi suivant, je me suis donc rendue dans les locaux du collectif d'artistes où Jaeraymie possède son atelier. Il était en train de déplacer des meubles avec les autres membres de son groupe et m'a indiqué le dernier étage. Je suis entré seule dans le bâtiment, animée d’une énergie toute particulière. L'endroit était froid et poussiéreux. Le plancher grinçait et les vitres étaient brisées. Mais je pouvais entendre des rires et du rap. Une bande de garçons est arrivée pour déjeuner. J'essayais de suivre leurs conversations tout en intervenant le moins possible, et prenais mes clichés naïvement, sans bien comprendre encore quel était mon sujet.

    Jaeraymie a mangé sa montagne de haricots verts devant un cendrier rempli de mégots. Il avait l'air assez tendu. J’ai pensé que c'était dû au déménagement qu’il venait de terminer et j'ai vite compris qu'il était une personne dont les émotions sont assez palpables. Cependant, il m’a de suite semblé doté d’un sens de l'humour certain. Jaeraymie est perfectionniste et prend les choses à cœur. Sa voix scintillent lorsqu'il parle de son fils et de sa compagne. Il est plutôt dur envers lui-même, mais voit toujours le bon chez les gens.

    Autour de la table, il y avait aussi Julien, réalisateur, créant un documentaire autour du travail de Jaeraymie. Julien parle calmement, avec pragmatisme et intelligence. Ses réflexions ont beaucoup d’intensité. Ses silences aussi. Il trébuche souvent, mais est pourtant très attentif à ce qui l'entoure. Il remarque vos intentions et vos besoins sans que vous ayez besoin de les exprimer verbalement. Il est droit, patient, réfléchi, son humour est griçant et je le trouve assez touchant.

    À la fin du repas, Jaeraymie m'a emmenée dans son atelier. C'est là que j'ai vu Macron pour la première fois. Enfin, “son” Macron. Son président. Son idéal à lui. Je suis restée bouche bée et je lui ai laissé m'expliquer son projet.

    “Distorsions” est une série de six portraits que Jaeraymie a réalisés à l'huile. À l'approche des élections présidentielles de 2022, il a mis au point une réalité alternative dans laquelle six figures politiques deviennent les victimes de leurs propres propos stigmatisants. La première peinture représente un détournement de ce qu’aurait pu être l’existence du président Emmanuel Macron si certains éléments de son parcours avaient été différents. Le Macron que Jaeraymie a imaginé porte un gilet jaune, et a un œil mutilé. Lorsque j'ai découvert cette œuvre, je me suis sentie enjouée et rassurée. Malgré mes privilèges sociaux et politiques, je connais le besoin de communiquer lorsque l'on naît muet, dans une époque où la confusion et la consternation sont des valeurs universelles. J'ai alors compris pourquoi le travail de Jaeraymie me parlait tant. Tout comme moi, tout comme les gens que j’aime et respecte, Jaeraymie est sans voix alors même qu'il hurle.

    Par la suite, je suis retournée plusieurs fois dans son atelier pour photographier le processus de création de ses tableaux. Une à une, je voyais défiler ces figures politiques familières et glorifiées par ce qui devrait être considéré anormal. J'ai fini par avouer à Jaeraymie que ce que j'aimais le plus prendre en photo, c'était la détermination avec laquelle Julien et lui tentaient de concrétiser leurs espoirs, et ce, en dépassant leur fatalisme. Cela n'a pas semblé les déranger puisqu'ils m'ont proposés d'être la photographe du projet. J'ai donc choisi de documenter l'instinct, la volonté, la lutte sans fin en quête de création et de changement que mes amis ont menée. Leurs aliénations, leurs résiliences.

    L’équipe “officielle” était donc constituée de trois personnes : Jaeraymie, Julien, et moi-même. Mais ce projet n’aurait jamais abouti si nous n’avions pas reçu l’aide de nombreux artistes, soutiens et amis. Fin janvier 2022, nous avons pris la route une première fois afin de trouver les murs sur lesquels Jaeraymie poserait ses collages. Nous avions alors fait le pari de nous rendre à Amiens, Calais, Lille et Tourcoing en l'espace de 3 jours. Inutile de préciser que cette épreuve fut des plus difficiles, mais nous avons tout de même réussi à trouver les murs sur lesquelles Jaeraymie poserait ses œuvres. Lors de ce périple, nous avons vu une multitude de visages. Des visages sur des affiches électorales. Les visages des femmes que François Ruffin a projetés sur un écran de cinéma, à l’occasion de son dernier film « Debout les femmes ». Des visages peints, des visages réels. Tendus. Perdus. Frustrés. Indifférents. Fatigués. Mouillés par la pluie. Des visages insouciants. Des visages optimistes et combatifs aussi.

  • Une œuvre de street-art est complète lorsqu'elle appartient à la rue. Un tableau de street-art ne prend la totalité de son sens que lorsque tout passant peut se l'approprier. Le 17 février 2022, la pose du portrait détourné de Macron par Jaeraymie a été effectuée rue Saint-Leu. Le collage, qui a duré moins de trente minutes, s'est déroulé dans une ambiance tendue, durant laquelle chacun tentait d'être le plus discret possible. Le carton explicatif indiquant les mots d'Emmanuel Macron a été posé pour conclure le collage : "Jojo avec un gilet jaune a le même statut qu'un ministre ou un député !", "Si être un gilet jaune signifie que nous sommes pour que le travail paie plus et que le Parlement fonctionne mieux, alors je suis un gilet jaune. »

    Le lendemain matin, un article du Courrier Picardie a rapporté que la peinture avait été recouverte d'une planche de bois avec l'inscription "la vie est belle" par un représentant d'un organisme. Cet événement a semblé rendre la peinture plus puissante encore, symbolisant les propos mêmes qu’elle souhaitait remettre en question. Jaeraymie n'étais pas été déçu. Son œuvre existait désormais de par son absence. Elle était cachée, mais tout le monde savait qu'elle existait, debout, digne, entre quatre planches. D'autres articles ont ensuite été publiés questionnant cette fois le recouvrement de l'œuvre. Les planches en bois ont été enlevées, puis reposées, puis ré-enlevées, plusieurs fois, mettant en place un jeu du chat et de la souris entre les autorités et les passants ou activistes.

    De nombreuses réactions ont été suscitées par le portrait détourné de Macron. Notamment les réactions d’Isaac et Mélanie, membres du collectif "les mutilés pour l’exemple". Isolés des médias à cause de leurs "gueules cassées", le tableau de Macron en gilet jaune a représenté pour les membres de ce collectif de violence policière, non seulement un symbole fort, mais aussi un moyen d'être reconnus dans les manifestations, et ainsi de se sentir enfin visibles et entendus.

    Deux semaine après la pose du collage, l’équipe de Distorsions est retournée à Amiens pour les rencontrer. Le député François Ruffin, journaliste et documentariste, figure importante de la France insoumise et de la NUPES, a également été interpellé par le tableau de Macron. Alors que le témoignage d’Isaac et Mélanie au sujet du combat des gilets jaunes était écouté attentivement, François Ruffin et son assistant nous ont rejoint. Un échange sur l'importance de l'art dans une société démocratique, ainsi que sur la fiction représentée par la peinture s’en est suivi. Ensuite, François Ruffin a proposé à Jaeraymie de coller une réplique de la peinture dans ses bureaux de campagnes. Lors du collage de la réplique, le ravissement à peine voilé de mes camarades face à ce que nous étions en train de vivre était partagé. L'œuvre de Jaeraymie avait un impact politique. Différentes figures de notre société se l'appropriaient, ce qui provoquait des dialogues et des débats.

  • Le vendredi 25 février, l’équipe du projet Distorsions s’est rendue à Tulle, ville d’origine de François Hollande, afin d’y poser son portrait détourné en personne sans dents. Rappel aux propos qu’Hollande avait envoyé par SMS à Valérie Trierweiler en 2008 « Je vois les gens qui viennent me voir dans les manifestations, ils sont pauvres, ils n'ont pas de dents. »

    L’équipe était présente rue d’Alverge à 5h du matin, et la pose de cette peinture fut plus difficile que celle représentant le détournement de Macron. Il faisait plus sombre qu’à Amiens et le mur avait une texture plus complexe. Mais il offrait une vue panoramique sur la ville et était situé dans un quartier populaire, ce qui le rendait d'autant plus pertinent et significatif compte tenu de ce qu’il représentait. Une fois le jour levé et toujours en mode incognito, nous avons pu voir les passants éclater de rires francs. La peinture était pour eux un divertissement éloquent, qui donnait vie au quartier. Il n’empêche que quelques heures plus tard, un membre du conseil municipal est apparu avec une camionnette et un grand sac. L'homme se doutait que Jaeraymie était à l’origine de l’œuvre, et lui a déclaré « Je vais la retirer. Rien de personnel, mais c'est illégal. J'aimerais cependant comprendre : pourquoi ? ». Jaeraymie a continué à nier notre identité et l'homme nous a laissé prendre quelques clichés. Je l’ai ensuite photographié, de dos, en train de recouvrir les trous de dents dans la bouche de Hollande d’un spray blanc.

    Le 8 mars 2021, la pose de la troisième peinture représentant Nicolas Sarkozy détourné en médiateur de cité a été organisée en dessous du pont de l’autoroute A86, à Courneuve, quartier que le véritable Nicolas Sarkozy souhaitait autrefois “purger de sa vermine”. Jaeraymie et son aide de collage ont commencés par installer un planche entre deux pilonnes de la structure, dans le but d’y remplir l’espace vide et d’y coller la peinture. Le tout s’est passé rapidement et efficacement. L’œuvre, enfoncée entre les deux arcades du pont immense, et entourée d’affiches murales, donnait un aspect très graphique et plutôt surnaturel à l’ensemble. La peinture était également accompagnée d’un carton indiquant la phrase à l’origine du détournement, prononcée par Nicolas Sarkozy en 2015 : « Vous en avez assez ? Vous en avez assez de cette bande de racailles ? Et bien on va vous en débarrasser ! ».

    Seulement deux jours plus tard, le 11 mars 2021 , l’équipe du projet Distorsions s’est rendu à Montreuil pour poser la peinture représentant Eric Zemmour détourné en personne de confession islamique. Montreuil étant sa ville d’origine, la pose a été effectuée à cinq heures du matin, rue Marcelin Berthelot, à côté d’une école primaire et d’un lycée. Après le collage, de nombreuses personnes se sont arrêtées pour réagir à la peinture. Les réactions étaient enjouées et les gens prenaient des selfies aux cotés de la peinture. Lorsque ceux-ci prenaient le temps de lire le carton, il arrivait qu’ils se regroupent pour débattre autour de l’œuvre. Le carton indiquait cette fois deux phrases d’Eric Zemmour “ Bien sûr, disait-il, le nazisme est parfois un peu raide et intolérant mais de là à le comparer à l’Islam... » (28 septembre 2019) , « La crise démographique nous mène soit à une république islamique soit à une guerre civile » (30 septembre 2021). Le lendemain matin, nous apprenions que la peinture avait été détruite dans la nuit. Impossible de savoir qui était à l’origine de cette censure, mais une fois de plus, Jaeraymie ne ressentait aucun regret et considérait qu’une fois la peinture posée en rue, tout ce qui lui arrivait constituait une partie narrative de l’œuvre.

    A l’aube du 7 mars, c’est ensuite dans le Marais que nous nous sommes rendus. Quartier parisien connu pour représenter la communauté LGBTQ+. Cette fois encore, le lieu résonnait avec le propos du cinquième portrait détourné. Valérie Pécresse y était représentée en femme homosexuelle, portant autour de cou un collier orné du drapeau arc-en-ciel, le jour même de son mariage fictif. A sa droite apparaissait un morceau du visage de sa bien-aimée. Le carton indiquait la phrase prononcée par Valérie Pécresse sur le plateau de LCI le 5 novembre 2012 « Si, bien sûr, on peut imaginer de mettre en place un statut d'union civile et transférer les droits sur un statut d'union civile. Ça peut se faire ». La peinture a été posée à 5h du matin dans l’impasse Berthaud, rue calme en face du Jardin d’Anne Franck. La pose s’est bien passée et la rue était parfaitement éclairée. Il n’empêche que la peinture fut également détruite quelques heures plus tard. Un morceau du portrait seulement avait été arraché; il s’agissait de la longueur du côté droit. Séparée de sa moitié, le reste de la peinture de Valérie se décomposait sur elle-même. La deuxième couche de l’oeuvre se délitait pour laisser apparaitre les premiers coups de crayons de Jaeraymie.

    Le dimanche suivant, le 10 mars 2022, avait lieu la marche pour la 5e république, organisée par la France insoumise. 100000 personnes seraient rassemblées pour marcher de la place de la République à la place de la Bastille, en soutien à l’union populaire. Avant le début de l’évènement, l’équipe de Distorsions s’est retrouvée pour coller sur les murs une multitude de répliques des peintures de Jaeraymie représentant cette fois uniquement les candidats aux présidentielles qu’il avait détournés et déjà révélés au public (Pecresse, Zemmour, et Macron). Contrairement aux œuvres originales, aucune réplique n’a été endommagée. Pas même une semaine après l’évènement. Et alors que les affiches tenaient toujours, il était déjà temps pour notre équipe de se rendre à Calais pour poser la dernière peinture. Marine Le Pen y serait représentée en femme musulmane. Ce détournement faisait référence aux idées concernant sa politique migratoire et y reprenant ses propres mots "Je souhaite que le voile soit interdit dans l’intégralité de l’espace public" (20 Octobre 2019), "Le voile n’est pas un bout de tissu anodin : c’est un marqueur de radicalité" (17 Octobre 2019), "Les femmes dans leur immense majorité qui portent le voile aujourd'hui, c'est soit par soumission, soit par sécession" (20 Octobre 2019).

  • Jaeraymie a d’abord pris le train seul vers Calais en début de journée, afin de repérer le mur où il poserait sa dernière peinture. Il y a marché toute la journée. Le reste de l’équipe l’a ensuite rejoint en voiture, sur une plage, dans l’après-midi. Il était épuisé par cette journée de recherche, mais avait trouvé le mur qui hébergerait sa Marine. Il était au dos d’un cabanon, avec la mer et les ferries anglais en arrière-plan. La façade avait un goût d’espoir et de mélancolie qui résonnait parfaitement avec la dernière peinture.

    La dernière pose s’est passée durant un lever de soleil, Jaeraymie était nerveux malgré la sérénité de la plage. Plus tard dans la journée, François, un activiste de “l’auberge des migrants” nous a rejoint sur la plage pour parler de la peinture et de la politique qu’elle remettait en question. Nous n’aurions pu conclure sur une rencontre plus intéressante. Il aimait le détournement, il aimait que Marine y soit si belle. François nous a raconté comment la plupart des calaisiens se montraient solidaires malgré la politique anti-migratoire de la ville. Comment, quatre immigrés, deux ukrainiens et deux irakiens, avaient cherchés refuge à Calais. La ville avait accepté d’héberger les Ukrainiens, mais refusé l’accès aux irakiens. Par solidarité, les Ukrainiens avait donc choisi de dormir sous les ponts aux côtés des Irakiens. Lorsque François est reparti, nous avons parcouru la baie pour enregistrer la conclusion de Jaeraymie par rapport à sa dernière pose.

    Les six peintures de Distorsions avaient été posées, mais le projet était loin d’être terminé. Le premier tour de la présidentielle avait lieu le weekend suivant et nous ne comptions pas nous arrêter là. Jaeraymie a imprimé une multitude d’affiches représentant les détournements des candidats, destinées à être posées dans tout Paris. Via Instagram, beaucoup de volontaires nous ont rejoint le projet tapissant la ville d’affiches représentant les oeuvres de Jaeraymie. Des médias nationaux et internationaux choisissaient Distorsions comme sujet pour représenter les mouvements et questionnements ayant lieux avant les élections.

    Et puis... Et puis nous fûmes déjà le dimanche 10 avril 2022, jour du résultat du premier tour des élections présidentielles. Les résultats sont tombés. Silencieuse, j’ai observé les visages de mes camarades se décomposer en quelques secondes. Après avoir écouté les discours et débats de TF1, Julien et Jaeraymie se sont rendus sur la place de la République pour y coller un symbole. Jaeraymie a déchiré en deux un détournement de Marine et un autre de Macron, puis les a assemblés sur un mur, mettant en place une créature unique. L’œil éborgné de Macron se partageait avec le sourire confiant de Le Pen. Ils étaient un seul et même visage.

  • La déception du premier tour des élections ne serait jamais réellement digérée, même si nous nous y étions préparés. Le fatalisme nous a simplement rattrapés en pleine course, et l’espoir a fait place à la ténacité et la persévérance. Que voulez-vous, il y a des choses qu’on ne sera jamais prêt à croire. Dans le cas de Jaeraymie et Julien, le seul moyen de rendre la réalité concevable, c’est de l’agripper pour mieux la distordre.

    Deux figures vivaient alors en cohésion. La possible Madame Le Pen présidente et notre Marine de confession musulmane existaient l’une et l’autre dans leurs propres univers alternatifs. Un futur proche et plausible, et un futur imaginaire. Mais la madame Le Pen que nous redoutions avait pris dans la réalité une place beaucoup plus importante que la Marine que Jaeraymie a imaginée. Julien et lui ont donc voulu que notre Marine s’exprime, qu’elle prenne sa place, elle aussi. Ils ont donc préparés un bouquet final qui serait à dévoilé avant les résultats du deuxième tour.

    Le 23 avril, nous étions présents sur le pont des Arts et y avons déployés une bâche de sept mètres représentant la Marine de Jaeraymie. Elle s’y exclamait “Ne nous soumettons pas à une extrême droite à peine voilée”. Nous sommes arrivés sur place à 10h30 afin de nous remémorer le plan étape par étape. Nous étions au total une quinzaine de personnes (photographes, vidéastes et amis). L’ensemble de notre action représentait une chorégraphie habilement élaborée. A 12h30, la bâche fut déployée. Depuis la berge sur laquelle je m’étais placée, j’ai pu apercevoir en moins d’une minute l’affiche se tendre, les visages des passants s’étonner, et mes amis déguerpir. L’action ne laissa personne indifférent. Que ça soit pour débattre, lire, ou prendre d’affiche en photo, tous les passants s’arrêtaient pour réagir à ce déploiement osé. Quels que soient les idées et réactions, tout le monde semblait s’accorder à dire que notre Marine était interpellante. La police est arrivée en bateau 30 minutes plus tard, et a mis 15 minutes pour parvenir à enlever l’affiche. L’œuvre restée plus longtemps que nous ne l’espérions. Le lendemain, nous apprenions que Macron était élu pour un deuxième mandat.

    Le 27 Avril, une table ronde autour du street-art de demain était organisé au Shakirail, dans le 18e arrondissement. Jaeraymie était l’un des invités de cet évènement. Ses propos étaient ambitieux et explicites, tout comme ses œuvres, et le tout a suscité beaucoup d’interactions. Cependant, après le débat, et en recevant les retours d’un membre de l’audience, j’ai soudain aperçu le doute et quelque chose comme des remords sur le visage de Jaeraymie qui, quelques minutes auparavant, semblait pourtant plus convaincu que jamais. Il m’a plus tard confié avoir montré l’exact opposé de ce qu’il souhaitait présenter de lui : « C’est pour ça que je travaille des mois dans un atelier avant de m’exprimer publiquement. Pour ne pas devenir le pire des cons. J’ai montré ce que je ne voulais pas montrer. Je me suis emporté. A présent les gens que je souhaitais intéresser me prennent pour un extrême, alors que ce que je souhaitais partager, c’était mes questionnements ». J’ai alors enfin compris pourquoi. Pourquoi j’ai tenu à documenter le projet Distorsions plus qu’un autre travail artistique et engagé. Pourquoi j’ai soudain développé un intérêt pour la politique française et le street art.

    Le projet Distorsions évoque, à mes yeux, la beauté de la fureur, la fureur de la beauté. Le doute qui fait l’essence même de l’être humain, et le désarroi face au fait qu’il ne comprendra jamais, mais qu’il essaiera toujours.